L’atmosphère se voulait détendue et l’échange franc et constructif : tel a été le descriptif succinct de la visite express du ministre des Affaires étrangères français, Jean-Noël Barrot à Alger le 6 Avril dernier. Mais derrière la volonté affichée de pacifier les tensions diplomatiques qui ont atteint leur paroxysme ces dernières semaines, les divergences de vue restent profondes et les intérêts, en grande partie, contradictoires.
Devant les caméras, le chef de la diplomatie française a tenu à souligner que cette visite intervenait après la conversation téléphonique du 31 mars entre les présidents Tebboune et Macron, au cours de laquelle avait été acté la reprise du dialogue bilatéral.
“La France veut mettre un terme à cette période de tensions pour revenir à une coopération efficace et constructive”, a-t-il affirmé dans un jargon diplomatique abstrait, annonçant la relance des divers “mécanismes de collaboration” entre les deux pays sans pour autant lever le voile sur les sujets qui fâchent, notamment l’affaire de l’écrivain binational Boualem Sansal.
Vers une reprise apaisée des relations franco-algériennes ?
À l’issue d’un long entretien de deux heures et demie avec le président algérien Abdelmadjid Tebboune, Jean-Noël Barrot a déclaré que les deux parties avaient exprimé une volonté commune de tourner la page : “Nous avons décidé ensemble de lever le voile sur les malentendus du passé et de reconstruire un partenariat fondé sur le respect mutuel, dans un climat de sérénité”.
Lors de cette visite, Jean-Noël Barrot a également rencontré son homologue Ahmed Attaf. Tous les dossiers sensibles ont été abordés, dans l’objectif de redonner un souffle à la dynamique lancée lors de la visite d’Emmanuel Macron à Alger en août 2022.
Pour rappel, la crise diplomatique entre les deux pays avait éclaté à l’été 2024 après que le président français avait affiché un soutien clair à la position marocaine du Sahara occidental, un territoire également revendiqué par le Polisario, appuyé par l’Algérie. En réaction, Alger avait immédiatement rappelé son ambassadeur à Paris.
Les attentes algériennes :
Contacté par TRT Français, l’historien Benjamin Stora, spécialiste des relations franco-algériennes estime que cette visite s’inscrit effectivement “sur une voie d'apaisement et de réconciliation”. Pour autant, comme le résume Stora, “sans geste fort sur la mémoire, les vieux démons risquent de ressurgir à la moindre étincelle”. La route vers une réconciliation totale reste semée d’embûches, mais les nécessités géopolitiques migration, terrorisme au Sahel, concurrence russe et chinoise en Afrique– pourraient pousser les deux capitales à enterrer la hache de guerre, provisoirement.
Du côté algérien, les demandes restent claires : une reconnaissance officielle des crimes coloniaux et une clarification de la question des archives. Selon la politologue Khadija Mohsen-Finan, dans un article paru sur le site Orient XXI, “Alger instrumentalise parfois la mémoire pour obtenir des concessions économiques et géostratégiques, mais le ressentiment populaire est réel. La jeunesse algérienne, connectée et informée, exige une France moins paternaliste” .
Dans une tribune parue dans le magazine l’Express, Pierre Vermeren, historien et professeur à la Sorbonne, estime de son côté que “la France doit sortir de l’ambiguïté : soit elle assume un partenariat d’égal à égal, soit elle reste prisonnière du passé”.
Dans le microcosme politico-médiatique français, toutes tendances politiques confondues, il y a la crainte des conséquences électorales d’une repentance jugée
peu rentable. La visite de Barrot a en effet évité soigneusement le mot “excuses”, preuve que Paris reste prudent et que la ligne très droitière du ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau basée sur le bras de fer avec Alger n’a pas totalement été écartée.
Le poids de l’histoire ou l’éternel blocage
Concernant le dossier mémoriel, “les contacts ont repris entre les historiens français et algériens de la commission mixte” a assuré Barrot. “Je m'en suis assuré personnellement, et le président Tebboune m'a confirmé que l'historien Benjamin Stora était invité à Alger pour poursuivre le travail sur les restitutions des objets culturels. Tout cela sera suivi à mon niveau et à celui de mon homologue “, assure ainsi le chef de la diplomatie française.
Pour comprendre tous ces blocages, l’analyse de Benjamin Stora reste effectivement incontournable. Dans son Rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie remis à Emmanuel Macron en 2021, il soulignait que “la mémoire reste une chambre d’échos des rancœurs” entre les deux pays. Stora y expliquait que “la France a fait des avancées, comme la reconnaissance de la mort de l’avocat Ali Boumendjel sous la torture en 1957, mais l’Algérie réclame des actes symboliques plus forts, comme des excuses officielles. Sans cela, le dialogue politique restera fragile”.
Un dialogue économique en contrepoint :
Malgré les frictions mémorielles, les deux pays maintiennent des intérêts communs. La France est le troisième investisseur étranger en Algérie, et Alger compte sur Paris pour diversifier son économie face à la crise énergétique induite par la guerre en Ukraine, notamment en relançant la coopération dans le domaine agroalimentaire.
Si le ministre Barrot a qualifié les échanges d’«utiles et constructifs», aucun accord concret n’a toutefois été annoncé. Du côté algérien, le Premier ministre Nadir Larbaoui a salué une “dynamique positive”, tout en rappelant que “la balle est dans le camp français concernant la mémoire”.
L’Algérie cherche, quant à elle, à affirmer son rôle de puissance incontournable au Maghreb et au Sahel, face aux influences russe et chinoise. La France, elle, craint de perdre son statut de partenaire privilégié, notamment sur les dossiers sécuritaires.
Barrot doit convaincre Alger que Paris ne la considère plus comme un ancien colonisé, mais comme un acteur souverain. Le passif historique rend ce virage difficile.
La concurrence gazière entre l’Algérie et la France, qui soutient le gazoduc Nigéria-Maroc, est également perçue à Alger comme une “menace” pour ses exportations vers l’Europe.
Le paradoxe migratoire
La question migratoire est une autre source de tensions comme les frictions récentes l’ont démontrée. En 2021, la France a réduit de 50% les visas accordés aux Algériens, officiellement pour cause de non-coopération dans les exécutions des OQTF (Ordre de quitter le territoire français).
Cette mesure a été perçue comme une punition collective, ravivant le sentiment anti-français en Algérie.
Pourtant, la diaspora algérienne en France reste un pont économique et culturel vital. Macron et Barrot devront par conséquent trouver un équilibre entre fermeté sécuritaire et ouverture, sans quoi le ressentiment persistera du côté d’Alger. En témoigne le prochain déplacement du ministre de la justice Gérald Darmanin afin de trouver un compromis sur le volet migratoire.
Luis Martinez, politologue au CERI-Sciences Po, spécialiste du Maghreb, élargit la perspective en évoquant les implications régionales sur le site Presse de Science-po. “L’Algérie observe attentivement la position française sur le Sahara occidental où Paris reste pro-marocain. Si la France veut apaiser Alger, elle devra adopter une neutralité plus visible, ce qui risquerait de froisser Rabat. Macron joue un équilibre impossible entre les deux voisins, qui se disputent l’influence en Afrique de l’Ouest. La visite de Barrot évite soigneusement le sujet, mais c’est une bombe à retardement”, prévient-il.
La visite de Jean-Noël Barrot à Alger révèle ainsi l’imbrication complexe entre mémoire, géopolitique et pragmatisme économique. Pour Benjamin Stora, “la France et l’Algérie sont condamnées à s’entendre, mais elles ne parlent parfois pas la même langue historique”.
Les experts s’accordent sur un point : sans un dialogue inclusif, associant société civile et historiens, les gestes diplomatiques resteront lettre morte. La réconciliation exigera aussi du temps, à l’image du long travail mené entre la France et l’Allemagne après 1945. En attendant, comme le note Luis Martinez, “les deux pays continueront de danser sur un volcan mémoriel, en espérant qu’il n’entrera pas en éruption”.