Par Kiin Hassan Fakat, Naima Said Salaah et Haliima Mahomad Asair
« Seules les femmes insensées et la nuit sont noires. » La combinaison de proverbes somaliens anciens comme celui-ci et des messages modernes sur la beauté diffusés sur les réseaux sociaux conduit, selon les dermatologues locaux, à une augmentation alarmante du nombre de femmes en Somalie qui se tournent vers des crèmes éclaircissantes dangereuses pour éclaircir leur teint.
Des milliers d'influenceuses somaliennes, en Somalie et dans la diaspora, promeuvent une peau claire et des produits éclaircissants, y compris ceux qui prétendent transformer une peau foncée en peau blanche.
Les produits éclaircissants sont vendus dans les magasins et les marchés du pays depuis des décennies, mais les experts affirment que les ventes en ligne de ces produits par des influenceuses augmentent leur attrait, notamment auprès des jeunes femmes, y compris des adolescentes.
Une enquête menée en 2022 auprès des femmes de la capitale Mogadiscio a révélé que 75,6 % des participantes utilisaient des produits éclaircissants, un taux « significativement plus élevé que les moyennes continentales et mondiales ».
Certaines influenceuses fabriquent et vendent leurs propres crèmes. Bien qu'elles n'aient aucune qualification en chimie, dermatologie ou esthétique, elles ajoutent divers agents blanchissants et autres produits chimiques dans leurs crèmes, avançant qu'elles produiront des effets miraculeux.
Elles publient des images d'elles-mêmes avec une peau d'une blancheur fantomatique, les lèvres peintes en rouge vif. Les plus populaires comptent plus d'un million d’abonnées, et leurs publications reçoivent des dizaines de milliers de mentions « j'aime ».
Certaines influenceuses incluent leurs numéros de téléphone sur leurs profils pour que les gens puissent commander les crèmes. D'autres possèdent des boutiques et indiquent leur localisation pour attirer les clientes.
Certaines tentent de convaincre leurs abonnées que la peau claire est préférable à la peau foncée, utilisant parfois des photos et vidéos retouchées.
Les dangers
« Je fabrique trois crèmes pour le visage, chacune ayant un effet différent », a lancé une influenceuse à ses abonnées lors d'une session de questions-réponses en ligne vue près de 360 000 fois. Sa vidéo montre des piles de cartons remplis des différentes crèmes éclaircissantes qu'elle produit.
Une de ses vidéos les plus populaires, où elle applique différentes crèmes sur son visage pâle, a été vue 1,3 million de fois. Les dangers potentiels des crèmes éclaircissantes ne sont jamais mentionnés par ces influenceuses.
Le dermatologue Dr Mohamed Mude, fondateur du Bidhaan Beauty and Health Centre à Mogadiscio, affirme que 60 % de ses patientes souffrent d'irritations, rougeurs et inflammations dues à l'utilisation de ces crèmes, mais peu comprennent les risques encourus.
« Beaucoup de produits éclaircissants contiennent des produits chimiques agressifs comme l'hydroquinone et le mercure, qui peuvent provoquer des irritations, des réactions allergiques et des dommages à long terme, notamment un amincissement de la peau et une sensibilité accrue au soleil », explique-t-il.
L'exposition au mercure peut également entraîner des dommages rénaux, des troubles de la vision, de la parole et de l'audition, un manque de coordination, des tremblements et des changements neuromusculaires. Le mercure peut aussi être transmis aux nourrissons via le lait maternel.
Plusieurs pays africains, dont l'Afrique du Sud, le Kenya, la Côte d'Ivoire et le Ghana, ont interdit les produits éclaircissants, mais il n'existe aucune réglementation en Somalie. Ces produits sont largement disponibles dans les magasins et marchés, accessibles à tous, quel que soit leur âge.
De consommatrice à militante contre l'éclaircissement
Iman Osman dirige le Maariin Skincare Centre à Mogadiscio, où elle vend des produits de beauté. Elle tente de persuader les femmes d'utiliser des produits plus naturels et sûrs, à la fois sur les réseaux sociaux et en discutant avec ses clientes.
« Beaucoup de Somaliennes ignorent simplement les risques liés aux crèmes éclaircissantes », dit-elle. « D'autres savent qu'elles sont dangereuses mais insistent pour les utiliser, car elles privilégient une peau claire, et les crèmes plus sûres peuvent être plus coûteuses. »
« Il faut une grande campagne pour informer les gens des dangers des produits éclaircissants », ajoute-t-elle. « Elle doit être menée par des femmes. »
Certains Somalis valorisent la peau claire depuis des siècles, les femmes à la peau claire étant souvent considérées comme l'incarnation de la beauté.
« Tout le monde veut avoir une peau plus claire, car notre société juge souvent les gens en fonction de leur teint », constate Hodan Dahir Maxamad dans la ville centrale de Jowhar.
Cependant, il y a des signes d'espoir, notamment chez celles qui ont renoncé à essayer de rendre leur peau plus claire.
« J'ai éclairci ma peau pendant cinq ans », raconte Warsan.* « J'ai arrêté après avoir commencé à développer de petites cicatrices sur ma peau et ne plus pouvoir tolérer le soleil. Maintenant, je dis à mes proches et amies qu'une peau saine vaut mieux qu'une peau claire. »
Le noir est beau
La journaliste de 27 ans, Aisha, a commencé à utiliser des crèmes éclaircissantes lorsqu'elle était adolescente. « Ma peau était noire jusqu'à ce que je commence à utiliser des produits éclaircissants », confie-t-elle.
« Après trois ans, ma peau est devenue sensible au soleil, mais j'ai continué à utiliser les crèmes pendant plus d'une décennie. »
Ce n'est qu'après avoir été hospitalisée qu'Aisha a arrêté d'éclaircir sa peau. « Un jour, je suis tombée dans les escaliers au travail », raconte-t-elle.
« La blessure sur ma jambe ne guérissait pas. Je suis allée dans deux hôpitaux, et les médecins ont dit que ma peau ne pouvait pas être recousue parce que les produits éclaircissants l'avaient rendue si fine. Ils m'ont conseillé d'arrêter, et j'ai suivi leur conseil. »
Warsan et Aisha ne sont pas seules. D'autres femmes somaliennes ont décidé d'arrêter d'éclaircir leur peau, bien qu'elles ne souhaitent pas en parler publiquement.
La plupart de celles interrogées disent avoir arrêté après avoir appris à quel point ces produits peuvent être nocifs pour la peau et la santé en général. D'autres affirment qu'elles savent désormais que le noir est beau et qu'il vaut mieux célébrer leur peau naturelle que de la détruire dans l'espoir de devenir blanches.
* Warsan n'est pas son vrai nom.
Les auteures, Kiin Hassan Fakat, Naima Said Salaah et Haliima Mahomad Asair, sont journalistes au sein de Bilan, la première équipe médiatique entièrement féminine de Somalie, sous le Dalsan Media Group, Mogadiscio.