Par Aurélien Denizeau , Docteur en science politique et relations internationales, chercheur en histoire, spécialiste de la Turquie.
L’accueil d’Emmanuel Macron par Donald Trump, le 24 février 2025, à la Maison Blanche, a rappelé l’ampleur des désaccords actuels entre la France et les États-Unis. Venu plaider en faveur d’une position dure face à la Russie sur le dossier ukrainien, le président français n’a pas réussi à convaincre son homologue. Bien que la presse française ait évoqué des succès, il semble bien que la France peine à se faire entendre des grandes puissances. Quelques jours plus tard, Donald Trump mettait en scène un échange tendu avec le dirigeant ukrainien Volodymir Zelensky. Ce dernier, que les Européens ont ultérieurement assuré de leur soutien, a quitté la capitale américaine sans obtenir d’accord négocié. Ce rejet apparaît comme un nouvel échec des Européens, et notamment de la France qui s’était engagée sur ce dossier. Il rappelle la fragilité des relations franco-américaines qui reposent sur un déséquilibre fondamental : la France souhaite être un allié influent auprès de Washington qui, en revanche, la considère comme un partenaire secondaire dont les intérêts sont négligeables. C’est parce qu’il n’a pas su mettre un terme à cette situation déséquilibrée qu’Emmanuel Macron se retrouve aujourd’hui dans l’impasse.
Une France coincée entre désir d’influence et lien transatlantique
Sous l’impulsion du président Charles de Gaulle (1958-1969) et de ses premiers successeurs, la France avait traditionnellement adopté avec les Etats Unis une relation d’"alliée mais non alignée". Sous le président Chirac (1995-2007), cette politique s’est traduite notamment par sa nette opposition à la désastreuse guerre en Irak menée par les États-Unis à partir de 2003. Toutefois, c’est à partir de cet épisode que les velléités d’autonomie françaises s’étaient étiolées. Les rétorsions américaines, très dures, ont très vite érodé la volonté de Jacques Chirac qui a cherché une réconciliation rapide. Son successeur, Nicolas Sarkozy (2007-2012), a rompu avec la politique d’indépendance gaullienne en privilégiant une alliance américaine renouvelée.
Dans la logique du président Sarkozy (qui avait accusé la France d’être "arrogante" pour avoir refusé la guerre en Irak), il fallait afficher une fidélité sans faille aux États-Unis. En retour, cela permettrait à la France de devenir plus influente à leurs côtés, d’avoir leur écoute, d’être à la fois un allié proche et un conseiller, un peu comme le Royaume-Uni durant la guerre froide. C’est dans cette logique que s’inscrivait le retour français dans le Commandement intégré de l’OTAN, en 2009. La France espérait en échange devenir plus influente au sein de l’organisation, un espoir qui n’a pas été vraiment concrétisé. Dès lors, Paris a commencé à jouer sa propre partition à l’occasion, mais sans jamais s’opposer frontalement aux États-Unis. La France a maintenu son engagement en Afghanistan auprès des Occidentaux. Après l’annexion de la Crimée, malgré la volonté française de maintenir une coopération avec Moscou, elle a adopté une série de sanctions contre la Russie, renonçant notamment à lui vendre deux porte-hélicoptères de type Mistral. Sur le dossier israélo-palestinien, la France, favorable à la création d’un État palestinien, s’est cependant beaucoup rapproché des positions israéliennes, notamment sous la présidence de François Hollande (2012-2017). Même lors du premier mandat de Donald Trump, Emmanuel Macron (élu en 2017) a essayé de coopérer avec lui ; bien que hostile aux sanctions américaines contre l’Iran, il les a fait appliquer et ne s’y est pas frontalement opposé.
Malgré cette bonne volonté française tendant à devenir un partenaire plus influent et respecté auprès des États-Unis, force est de constater l’échec de cette ambition. Avant même le second mandat de Donald Trump, l’administration américaine a manifesté son détachement de son partenaire français et ses intérêts. En 2014, elle a infligé une amende faramineuse de près de 9 milliards de dollars à la banque française BNP Paribas, l’accusant d’avoir fait affaire avec Cuba ou l’Iran. En 2021, sous la présidence de Joe Biden (2021-2025), les États-Unis ont signé avec le Royaume-Uni et l’Australie un partenariat, AUKUS, par lequel les Australiens annulaient une importante commande de sous-marins français au profit de sous-marins américains. Qualifié de "coup de Trafalgar" par le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, cette manœuvre n’a pourtant pas conduit la France à remettre en question cette relation déséquilibrée avec Washington. La stratégie française de quête d’influence auprès des États-Unis est certes inefficace, mais les élites françaises, à commencer par le président de la République, craignent malgré tout la rupture, un peu comme ces vieux couples qui, malgré une relation toxique, n’osent pas se séparer. En cela, les derniers échanges dans le bureau ovale ne sont pas tant une rupture que le point d’orgue d’une relation fondamentalement déséquilibrée.
Parallèlement, ce rapprochement progressif de la France des positions américaines a affaibli son image et son influence dans le reste du monde, notamment auprès des pays du Moyen-Orient, des pays non-alignés, de la Chine ou de la Russie, ou bien de certains grands émergents.
La faute fondamentale d’Emmanuel Macron
Emmanuel Macron est conscient, depuis longtemps, de la faiblesse du lien franco-américain. Dès son arrivée au pouvoir, il avait d’ailleurs, dans sa volonté de réanimer le lien franco-russe, invité Vladimir Poutine à Versailles. Parallèlement, la France a développé de plus en plus l’idée de défense européenne autonome. Bien sûr, les calculs politiques ne sont pas absents de cette ambition, car une "Europe de la Défense", telle que pensée par les élites françaises, serait nécessairement marquée par le leadership de Paris.
Mais l’agression lancée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine, le 24 février 2022, après une tentative avortée de médiation française, a rebattu les cartes. Emmanuel Macron s’est alors rapproché des États-Unis et, à l’instar des autres grandes puissances européennes, s’est engagé dans un processus d’aide à l’Ukraine qui se faisait dans le cadre de l’OTAN et des relations transatlantiques. En d’autres termes, la France a abandonné toute idée d’éloignement stratégique vis-à-vis de Washington, et a au contraire avalisé la présence des États-Unis comme principal meneur de la coalition soutenant l’Ukraine. C’était une erreur à double titre.
Premièrement, ce soutien sous patronage américain a été désastreux pour la cause ukrainienne. En effet, nombre de pays non-occidentaux, à commencer par ceux du Moyen-Orient, n’ont pas oublié la guerre d’agression lancée par les États-Unis contre l’Irak, avec ses conséquences désastreuses. La posture occidentale est alors apparue particulièrement hypocrite : en dénonçant l’attaque russe contre l’Ukraine, tout en acceptant le leadership américain, les États européens ont donné l’impression de défendre le droit international à géométrie variable. D’où le refus de "sanctions" contre la Russie qu’ont exprimé les États du Moyen-Orient, l’Inde ou le Brésil. Il est vraisemblable que si les pays européens, pour défendre l’Ukraine, avaient agi de façon indépendante des États-Unis, en s’adressant en priorité aux grandes puissances émergentes, leur action aurait été plus efficace.
Deuxièmement, ce partenariat américain n’a jamais été véritablement fiable. Si Washington a coordonné l’aide à l’Ukraine, il ne l’a jamais fait que dans la défense de ses intérêts. Les États-Unis ont réussi à étendre l’OTAN sur tout le pourtour de la mer Baltique, à découpler l’économie européenne de l’économie russe et à devenir d’importants fournisseurs en hydrocarbure pour l’Europe. Ayant engrangé ces gains, leur soutien à l’Ukraine s’est réduit. Tandis que l’administration Trump semble opérer une rupture brutale, il ne faut pas oublier que Joe Biden lui-même, à la fin de son mandat, s’acheminait vers une réduction des aides aux Ukrainiens. L’histoire est riche de ces épisodes où les États-Unis ont abandonné en rase campagne un allié qui ne servait plus leurs intérêts. S’inscrire dans un cadre transatlantique pour coordonner l’aide à l’Ukraine, c’était rendre l’action européenne dépendante des changements d’administrations à Washington.
Tout le drame est que la France et son président ont semblé, par intermittence, prendre conscience de ce risque, mais n’ont jamais véritablement cherché à le conjurer. La stratégie diplomatique d’Emmanuel Macron, consistant en une recherche constante d’équilibre (ce que ses adversaires moquent par la formule "en même temps"), n’est pas propice à la pose de nouvelles bases. Le président français s’est publiquement questionné sur la solidité de l’alliance américaine, mais en pratique n’a rien fait pour permettre à la France de briser ce lien de dépendance. C’est pourtant une exigence dans le monde qui s’affirme.
Sortir du paradigme transatlantique, trouver de nouveaux partenariats
Les dernières semaines ont certes montré un vrai relâchement du lien transatlantique. Mais il semble que les prises de position françaises relèvent davantage de la communication que d’une stratégie réfléchie. Lors de ses échanges avec Donald Trump, le président Macron a ainsi corrigé un des chiffres que ce dernier donnait au journaliste ; leur poignée de main a pris la forme d’un bras de fer. L’ancien président français a pour sa part préconisé de faire "très mal" aux États-Unis par des sanctions économiques. Mais ces petits signaux font-ils vraiment une politique, ou ne visent-ils pas juste à donner à l’opinion publique une image de figure forte ? Fondamentalement, les solutions apportées par Emmanuel Macron et les Européens pour l’Ukraine se font attendre. La première question qui se pose est de savoir si la France est vraiment prête à agir indépendamment des Américains. La seconde question est de savoir si elle saura convaincre les Européens de suivre cette voie. Or, un tel basculement stratégique ne réclame pas seulement de la communication, ou des petites phrases, mais un changement profond de paradigme stratégique, politique et diplomatique. Il implique de sortir du lien de dépendance transatlantique, par une politique réfléchie, constante et de long terme. Rien n’a été annoncé en ce sens pour le moment.
Pourtant, le monde actuel n’est plus celui des années 1990, dominé par l’hyperpuissance américaine. Il se fait de plus en plus multipolaire, de nouvelles puissances, qui ne sont pas occidentales, émergent. Dans ce contexte, les opportunités de renouvellement de la politique étrangère et de défense sont réelles. Dans les années 1970, la Chine maoïste théorisait une idée originale, celle des "trois mondes" : les impérialistes (Russie et États-Unis), les pays capitalistes sous domination (Europe Occidentale, Japon…), et les pays africains et asiatiques cherchant leur indépendance. Face à un condominium impérialiste russo-américain, les deux autres blocs avaient tout intérêt à se rapprocher. Ironiquement, cette analyse (qui servait à l’époque le projet géopolitique chinois) retrouve certains échos de nos jours. Le rapprochement de Donald Trump et Vladimir Poutine semble annoncer une forme d’entente entre les deux grands empires, russes et américains et ce, sur le dos, tant des Européens que des peuples dits "du Sud global", avec l’exemple respectif des Ukrainiens et des Palestiniens. Cette domination américano-russe ne serait une bonne nouvelle ni pour l’Europe ni pour les grandes puissances émergentes. Et peut-être est-ce dans ce cadre que les pays européens, comme la France, devraient adopter une nouvelle approche stratégique, en s’ouvrant (enfin) à ce "Sud global".
La Turquie pourrait être dans ce contexte un bon exemple de partenaire. Membre de l’OTAN et candidate à l’UE, elle est dans le même temps active en Afrique et au Moyen-Orient. Comme la France, elle a soutenu l’Ukraine, mais contrairement aux autres pays européens, elle n’a pas voulu s’inscrire pour autant dans un bloc atlantiste. Pragmatique, la diplomatie turque refuse la logique de blocs d’alliances ou de relations d’inimitiés immuables. Elle rejette les visions idéologiques comme le choc des civilisations, et s’inscrit davantage dans une politique étrangère réaliste, basée sur les États de type westphalien et la recherche d’intérêts communs. Cette approche est aussi celle du Brésil, de l’Inde, de l’Éthiopie, des grandes puissances qui marqueront le XXIe siècle. Elle était également celle que suivait la France sous Charles de Gaulle. Peut-être les élites françaises devraient-elles songer à y revenir, plutôt que de se berner sur un lien transatlantique qui, dans le contexte actuel, ne peut être qu’une humiliante relation de vassalité.