Par Samir Hamma
Jusqu’où ira le bras de fer entre Paris et Alger ? Alors qu’une crise diplomatique sans précédent menace les relations algéro-françaises, oscillant entre surenchère verbale et tentatives d’apaisement, la coopération économique et sécuritaire reste un phare dans la tempête. Compte tenu des intérêts stratégiques, des réalités commerciales et des défis migratoires, une rupture totale semble pour l’instant improbable, mais ses conséquences potentielles interrogent.
Lire aussi: France: un employé du ministère de l'Economie soupçonné d'espionnage au profit de l'Algérie
Au micro de TRT Français, Adlene Mohammedi, géopolitologue et enseignant en relations internationales à Paris et l’économiste Adel Bensaci, président du Conseil national consultatif de la petite et moyenne entreprise (CNCPME) en Algérie, éclairent ces deux volets d’une relation ambivalente, marquée par des décennies d’histoire commune et des fractures récentes.
Sécurité : Un dialogue fragile, mais incontournable
Pour Adlene Mohammedi, évoquer une "rupture définitive" relève de la spéculation hâtive. Malgré les tensions récentes, alimentées notamment par les déclarations incendiaires du ministre français de l’Intérieur, Bruno Retailleau, sur les questions migratoires, le secteur sécuritaire demeure un levier de stabilisation. "Les dossiers sécuritaires peuvent être un vecteur de réchauffement des relations", souligne-t-il, rappelant la visite discrète en janvier dernier du chef de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) à Alger. Cette coopération, historiquement axée sur la lutte antiterroriste, a déjà permis des avancées, comme en témoignent les éloges de Paris envers Alger en 2020.
Cependant, les priorités divergent. La France, focalisée sur la gestion des flux migratoires (via les OQTF – Obligations de quitter le territoire français – et les laissez-passer consulaires), semble négliger l’importance d’un "dialogue apaisé en matière de renseignements", selon Mohammedi. Parallèlement, Paris donne l’impression de privilégier Rabat au détriment d’Alger dans sa stratégie africaine. Une erreur géopolitique, estime l’expert : "La géographie fait qu’il n’est pas possible de contourner l’Algérie".
L’Algérie, pivot régional incontournable
En effet, Hasni Abidi, politologue et directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAM) à Genève, spécialiste du Maghreb, assure dans une interview accordée à la Radio Télévision Suisse (RTS) que "Paris sous-estime la centralité algérienne dans la stabilisation du Sahel. Contrairement au Maroc, l’Algérie partage 1 000 km de frontières avec le Mali et le Niger, deux épicentres de la menace terroriste. Les services algériens disposent d’un réseau de renseignement unique, forgé durant la "décennie noire" dans les années 1990. La France ne peut se permettre de perdre ce relais, surtout après le retrait de Barkhane. La visite discrète du chef de la DGSE à Alger en est la preuve : malgré les discours, les canaux sécuritaires restent actifs".
Dans son blog Un Si Proche Orient (Le Monde) Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po Paris abonde dans le même sens. "La France commet une erreur en croyant pouvoir substituer Rabat à Alger dans sa stratégie africaine. Le Maroc n’a pas cette profondeur stratégique de l’Algérie, notamment face à la Russie, qui renforce son emprise au Sahel. Une Algérie isolée pourrait devenir un partenaire plus ambigu, voire complice des forces qui minent l’influence française".
Une rupture totale affaiblirait donc les deux pays selon ces experts. Pour l’Algérie, elle risquerait de renforcer sa dépendance en matière d’armement envers les grandes puissances comme la Russie, la Chine ou les Etats-unis avec laquelle elle a signé un protocole d’accord de coopération militaire le 22 janvier dernier. Pour la France, renoncer à Alger signerait un renoncement à son influence en Méditerranée et en Afrique du Nord. "Même en cas de rupture diplomatique, les relations consulaires se poursuivraient", nuance le géopolitologue Adlene Mohammed, évoquant le cas algéro-marocain. Mais des millions de citoyens (Algériens, Français, binationaux) paieraient le prix d’une telle escalade. Dans son ouvrage Immigration : indifférence, indignation, déshumanisation (éditions Autrement) Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au CNRS et spécialiste des migrations internationales, souligne que "les déclarations de Bruno Retailleau sur les OQTF visent un électorat d’extrême droite, mais elles ignorent la réalité migratoire. Sur 300 000 Algériens en France, beaucoup sont des étudiants, des travailleurs qualifiés. Une rupture compliquerait leur statut, mais aussi les transferts d’argent qui représentent 2 milliards de dollars annuels pour l’Algérie. Paris et Alger ont intérêt à sanctuariser ce dossier, comme l’ont fait l’Espagne et le Maroc".
Économie: Des liens profonds, mais vulnérables
Du côté économique, Adel Bensaci, président du Conseil national consultatif de la petite et moyenne entreprise (CNCPME) tempère les discours alarmistes tout en reconnaissant des risques majeurs. Les échanges bilatéraux, évalués à 5 milliards d’euros d’exportations françaises vers l’Algérie, illustrent une interdépendance ancrée. Les entreprises françaises, présentes en Algérie depuis des décennies (TotalEnergies, Sanofi, Renault), emploient des milliers d’Algériens et structurent des filières clés: machines industrielles, équipements agricoles, céréales, ou poudre de lait. "Ces secteurs sont exposés en cas de rupture", avertit Bensaci. L’économiste dénonce une "propagande" médiatique française minimisant ces réalités. Il cite en exemple l’accord Maroc-France de 10 milliards de dollars sur cinq ans, présenté comme une alternative, mais dont la concrétisation reste hypothétique. En comparaison, le partenariat algéro-français repose sur des échanges tangibles, dopés en 2024 par les exportations d’hydrocarbures algériens et les importations de biens d’équipement.
“La France est en train de perdre sa place sur le marché algérien”
Pourtant, la diversification des partenaires économiques de l’Algérie (Turquie, Chine, Italie) menace la primauté française. "La France est en train de perdre sa place sur le marché algérien", constate Bensaci. Mais remplacer Paris n’est pas simple. Les normes sanitaires imposent, par exemple, que les produits agroalimentaires transitent par des ports français comme Marseille, en vertu d’accords bilatéraux. "On ne peut pas tout réinventer du jour au lendemain", insiste-t-il, évoquant des "autoroutes logistiques" à rebâtir. Interrogé par Africa News Agency, Adel Abderezak, enseignant universitaire en économie en Algérie, nuance toutefois l’impact de ces tensions : "Pour le moment, les échanges n’ont baissé globalement que de 4,3 %, et la France reste fortement présente à travers ses entreprises, notamment dans les investissements lourds du secteur des hydrocarbures au Sahara algérien (Total), dans l’industrie pharmaceutique via des partenariats (Aventis, Sanofi), ainsi que dans l’agroalimentaire et le secteur financier et bancaire (Natixis, Société Générale, BNP Paribas)", explique-t-il. Il souligne également que "plus de 450 entreprises françaises sont bien implantées et maîtrisent le marché algérien et ses paramètres politico-économiques. Les partenariats avec les secteurs public et privé demeurent significatifs, malgré les contraintes juridiques et les incertitudes politiques en Algérie".
“L’Algérie reste par ailleurs un fournisseur clé de gaz pour la France, notamment via les contrats de long terme avec Engie. En 2023, 8 % du gaz français provenait d’Algérie, un chiffre, certes, en baisse, mais stratégique pour diversifier les sources d’approvisionnement après le début de la guerre en Ukraine qui ont vu les pays européens se détourner du gaz russe. Une rupture totale contraindrait Paris à se tourner vers des fournisseurs moins fiables, comme le Qatar ou les États-Unis, avec des coûts logistiques et financiers accrus.
Histoire et mémoires : Le poids des non-dits
L’autre volet majeur qui envenime la situation entre les deux pays est évidemment la dimension mémorielle. Karima Direche, historienne spécialiste des relations franco-algériennes, note dans une tribune parue dans le quotidien l’Humanité que "la France et l’Algérie traversent la pire crise de leur histoire, et aucune figure de médiation ne semble émerger, comme c’est le cas d’habitude, pour éteindre l’incendie." Elle ajoute que vouloir s’adosser au ressentiment est stérile : "cette histoire en partage, même avec ses malheurs, même avec cette violence, pourrait au contraire déboucher sur un avenir commun, sur des projets, sur des circulations confiantes, sur des coopérations mutuellement avantageuses. L’Algérie est le pays avec lequel la France a le plus à partager. Les Algériens n’ont qu’un souhait : tourner la page. Comment serait-ce possible, quand en France, des responsables politiques veulent rejouer la guerre, avec la réactivation d’un roman national archaïque et imbécile, mobilisant la nostalgie d’une grandeur coloniale perdue ? Laisser la relation franco-algérienne aux mains de la droite extrême et de l’extrême droite est dangereux", prévient–elle.
Un pari risqué pour tous
Malgré les tensions, envenimées par l’affaire de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal contre lequel une peine de dix ans de prison a été requise, une rupture totale semble irrationnelle au vu des coûts mutuels. Sur le plan sécuritaire, Mohammedi rappelle que l’Algérie reste un acteur clé dans la stabilisation du Sahel, tandis que Bensaci souligne les dommages économiques collatéraux induits par une rupture: chute des investissements, ruptures d’approvisionnement et perte d’emplois. Les deux experts s’accordent sur un point : la relation algéro-française, si elle survit à la crise actuelle, devra être repensée. Pour Paris, il s’agira de concilier realpolitik africaine et dialogue équilibré avec Alger. Pour l’Algérie, le défi sera de diversifier ses alliances sans sacrifier une relation économique structurante. Dans un contexte globalisé, où la Méditerranée devient un théâtre de rivalités accrues, l’apaisement reste la seule stratégie viable, à condition que les deux capitales dépassent les logiques de surenchère.