FRANCE
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Macron et la "menace existentielle" russe : une rhétorique guerrière à l’épreuve de la géopolitique
Menace réelle ou fantasmée ? Face à un Emmanuel Macron qui brandit "l’expansionnisme" russe pour réarmer l’Europe, des experts dénoncent une paranoïa belliciste qui ignore les réalités géopolitiques.
Macron et la "menace existentielle" russe : une rhétorique guerrière à l’épreuve de la géopolitique
Le président français Macron au palais de l'Élysée à Paris / Reuters
14 avril 2025

Emmanuel Macron n’en démord pas : le présumé expansionnisme de la Russie de Vladimir Poutine ferait peser "un risque existentiel” sur l’Union Européenne (UE). Pourtant, de nombreux experts en géopolitique contestent cette assertion belliciste  et y voient le symptôme d’une Europe en perte de repères dont la fixation de compensation anti-russe confine à la paranoïa.

Depuis le début de la guerre en Ukraine en février 2022, le président français se présente en effet comme l’un des principaux porte-voix européens d’un alarmisme à l’égard de la Russie, qualifiant à plusieurs reprises "l’impérialisme” de Vladimir Poutine de "menace” pour le Vieux Continent. Cette posture, qui s’accompagne d’appels insistants au réarmement de l’Europe, suscite des débats au sein de la communauté géopolitique. Si certains y voient une nécessité stratégique, d’autres, comme le chercheur en philosophie politique et spécialiste en relations internationales, Bruno Guigue, dénoncent une "fable” alimentant une paranoïa contre-productive.

Macron et l’obsession du "danger russe” 

Nonobstant quelques tentatives avortées de négociations avec Vladimir Poutine au début de "l'intervention spéciale russe” en Ukraine, Emmanuel Macron, à l’instar de la majorité des élites occidentales, a progressivement radicalisé sa position sur la Russie. Lors d’un discours à la Sorbonne en avril 2024, il avait ainsi lancé un premier ballon d’essai en insistant sur la nécessité de construire une "Europe puissance” militairement autonome, capable de résister à "l’impérialisme” russe. "Nous ne pouvons plus dépendre uniquement de l’OTAN. Notre sécurité est en jeu face à un voisin qui ne respecte plus les règles”, avait-t-il averti, plaidant pour un doublement des budgets de défense européens. 

Cette rhétorique s’inscrit, selon lui, dans une logique de "réveil stratégique” de l’UE, symbolisé par le fonds européen de défense (EDF) et des initiatives comme la "boussole stratégique”, visant à coordonner les armées des États membres. Pour le président français, il s’agit de répondre à une Russie présentée comme une menace structurelle, prête à étendre son emprise au-delà de l’Ukraine. 

Bruno Guigue : une "fable” déconnectée des réalités russes 

Au micro de TRT Français, le spécialiste en relations internationales, Bruno Guigue, a vivement critiqué cette vision. Selon lui, l’idée d’une "menace existentielle” russe relève d’un "imaginaire” occidental nourri par des préjugés historiques et une "russophobie” aux relents colonialistes. "La Russie n’a jamais eu l’intention de s’en prendre aux pays européens. Elle est en déclin démographique, confrontée à des défis internes, et n’a ni les moyens ni l’envie d’une conquête territoriale en Europe”, affirme-t-il. 

Guigue rappelle que la Russie, malgré ses actions en Ukraine, n’a jamais remis en cause les frontières de l’UE ni de l’OTAN. Il pointe plutôt l’escalade verbale de dirigeants comme Macron, qui, selon lui, "entretiennent un climat d’hostilité envers Moscou sans base objective" "Macron se prend pour un leader européen, mais ses rodomontades révèlent une paranoïa qui ignore la réalité géopolitique”, assène-t-il, évoquant une "obstination dans l’erreur” des élites occidentales" 

Des analyses géopolitiques divergentes  

La position de Guigue rejoint en partie celle de l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, pour qui l’OTAN a provoqué la Russie en s’étendant vers l’Est depuis la chute de l’Union Soviétique. Dans une interview accordée au média QG en mars dernier, Todd estime que l’Occident a sous-estimé la Russie sur le plan technologique tout en lui prêtant des velléités impériales dont elle n’a ni l’ambition ni les moyens démographiques. "L’inexistence d’une menace existentielle russe relève de l’évidence. La Russie est à peine plus peuplée que le Japon, c’est une population en déclin et qui va continuer à décliner…se représenter la Russie comme une menace relève de la géo-psychiatrie davantage que de la géostratégie”

À l’inverse, des analystes comme Gérard Araud, ex-Ambassadeur de France aux Etats-unis, souligne dans le magazine Le Point du 06 avril que "si les Européens s'accommodaient de la vassalisation de l’Ukraine par la Russie, cela signifierait que le recours à la force a non seulement permis à Poutine d'atteindre ses objectifs mais qu'il y est parvenu en infligeant une cinglante défaite à l'Occident, qui s'était engagé derrière l'Ukraine" Le diplomate ajoute que tout l'équilibre géopolitique de notre continent en serait durablement bouleversé. "La puissance militaire russe victorieuse face à des Européens abandonnés par les États-Unis et incapables de réagir serait alors en mesure d'exercer une pression sur le continent qui irait au-delà de ses voisins immédiats via ses techniques éprouvées de désinformation et de soutien aux partis qui lui sont proches.”

Pourtant, Stephen Walt, grand professeur à l’université d’ Harvard, relativisait déjà l’idée d’une menace existentielle russe en 2018 dans The Hell of Good Intentions (2018). Il rappelait ainsi que la Russie, malgré sa posture agressive, reste une puissance en déclin relatif, dont le PIB équivaut à celui de l’Italie. "La vraie menace pour l’Europe est l’incapacité à définir une stratégie cohérente, entre alignement sur les États-Unis et autonomie illusoire”, estimait-il. 

 L’Europe face à son dilemme stratégique 

La focalisation de Macron sur le réarmement de l’Europe matérialisée par sa volonté et celle de la présidente de la commission européenne, Ursula Von Der Leyen, de mettre en place un plan de défense de 800 milliards d’euros, révèle un dilemme plus profond : l’UE peut-elle concilier souveraineté stratégique et unité face à la Russie ? Si la France pousse à l’autonomie, des pays comme la Pologne ou les États baltes privilégient un ancrage atlantiste. La récente activation du bouclier européen antimissile, financé par plusieurs pays, illustre ces tensions. 

Bruno Guigue met en garde contre une surenchère militariste : "Réarmer l’Europe contre un ennemi fantasmé, c’est ignorer les causes profondes des conflits, comme l’élargissement inconsidéré de l’OTAN ou le refus de dialoguer avec Moscou" Pour lui, la priorité devrait être une solution négociée en Ukraine, plutôt qu’une course aux armements alimentant la méfiance. 

Entre realpolitik et fantasmes 

Pour de nombreux spécialistes, la "menace russe” brandie par Macron sert davantage à masquer les failles de l’Europe –dépendance énergétique, divergences Est-Ouest – plutôt qu’à incarner une lucidité motivée par la protection de son espace vital. 

Les critiques de Guigue, Todd ou Walt rappellent que les perceptions géopolitiques sont souvent filtrées par des parti-pris historiques et culturels. Alors que Macron instrumentalise le spectre de Poutine pour fédérer une Europe de la défense, d’autres jugent cette approche contre-productive, voire dangereuse. 

En définitive, le débat dépasse la question russe : il interroge la capacité de l’UE à incarner une puissance équilibrée, ni vassale des États-Unis, ni enlisée dans un antagonisme stérile avec Moscou. La réponse, peut-être, réside moins dans les canons que dans le dialogue.

 


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