Le prestigieux cabinet de conseil américain Boston Consulting Group (BCG) a été impliqué pendant plusieurs mois dans un projet controversé lié à la reconstruction de la bande de Gaza, incluant la modélisation financière d’un scénario de relocalisation massive de Palestiniens hors de l’enclave.
Ces révélations, issues d’une enquête du Financial Times, ont provoqué une vive controverse et conduit à la rupture du contrat par BCG.
Gaza Humanitarian Foundation
Tout commence à l’automne 2024, lorsque BCG accepte de collaborer à la mise en place de la très controversée, Gaza Humanitarian Foundation (GHF), une fondation soutenue activement par les gouvernements israélien et américain.
Cette fondation est officiellement destinée à organiser la distribution de l’aide humanitaire dans Gaza, en dehors des canaux traditionnels de l’ONU et des ONG.
La mise en œuvre de cette opération repose sur un dispositif sécuritaire inédit : des centres de distribution protégés par l’armée israélienne, gérés par des contractuels de sécurité américains de la société Safe Reach Solutions (SRS).
Ce dispositif est justifié, selon Israël, par la nécessité d’éviter que l’aide ne tombe entre les mains du Hamas. Mais, il est immédiatement rejeté par la plupart des acteurs humanitaires traditionnels qui dénoncent une militarisation de l’aide.
Le financement du projet est organisé par McNally Capital, un fonds d’investissement basé à Chicago, propriétaire de la société de sécurité Orbis, et désormais impliqué dans la création et la structuration de SRS.
C’est McNally qui, en mars 2025, signe un contrat de plus d’un million de dollars avec BCG pour structurer les opérations de terrain. Au total, BCG prévoit de facturer près de 4 millions de dollars pour l’ensemble du projet.
Relocalisation massive
C’est dans ce cadre que BCG est sollicité par des partenaires israéliens liés au projet pour produire un modèle financier complexe, destiné à explorer plusieurs scénarios de reconstruction post-conflit à Gaza.
Parmi ces scénarios figure celui d’une "relocalisation volontaire" d’une partie de la population palestinienne hors de l’enclave.
Selon les documents obtenus par le Financial Times, le modèle prévoyait le départ d’environ 25 % de la population gazaouie (soit environ 550 000 personnes), chacun recevant un "forfait de relocalisation" de 5 000 dollars, un loyer subventionné pendant quatre ans, et une aide alimentaire pendant un an.
Le modèle anticipait que 75 % des personnes relocalisées ne retourneraient pas. L’argument économique présenté dans le modèle est que cette relocalisation coûterait 23 000 dollars de moins par personne que leur maintien sur place pendant la reconstruction.
Malgré les assurances de BCG que ce travail ne constituait qu’un exercice de modélisation financière à la demande de ses partenaires, et que le cabinet n’a jamais conçu ni soutenu un plan de déplacement massif de population, l’existence même d’un tel modèle, au vu de la situation humanitaire tragique à Gaza, a provoqué une crise interne.

D’anciens militaires
Les responsables du projet chez BCG sont deux associés de la branche défense à Washington : Matt Schlueter et Ryan Ordway, anciens militaires. Ils ont supervisé la mission, mobilisant plus d’une dizaine de consultants, notamment basés à Tel-Aviv, entre octobre 2024 et mai 2025.
Selon BCG, ces associés ont outrepassé les directives internes et dissimulé l’ampleur réelle du projet à la direction. L’équipe juridique de BCG affirme que plusieurs phases du projet ont été menées sans validation officielle, en particulier le volet concernant les scénarios de relocalisation.
Des tensions sont aussi apparues au sein même des équipes : l’un des membres a été écarté du projet après avoir exprimé des doutes sur la capacité de SRS à mener une mission humanitaire de cette envergure, et sur l’éloignement croissant du projet par rapport aux principes humanitaires.
La situation se tend en mai 2025, avec le lancement public de la GHF après approbation du gouvernement israélien.
Dans le même temps, l’ONU condamne l’initiative que des responsables qualifient de “feuille de vigne” dissimulant des objectifs militaires israéliens. Les ONG refusent massivement de participer à l’opération.
Selon les autorités sanitaires de Gaza, plus de 500 Palestiniens ont été tués par l’armée israélienne en tentant d’accéder aux centres de distribution.
Dans ce contexte, le cabinet a pris le 25 mai plusieurs décisions : retrait immédiat de l’équipe de Tel-Aviv, arrêt du projet, renoncement à tous les paiements. Le même jour, le directeur général de la GHF, Jake Wood, démissionne, déclarant que le projet est incompatible avec les principes de neutralité humanitaire.
Trois jours plus tard, le 28 mai, Schlueter et Ordway sont interrogés lors d’une réunion mondiale des associés de BCG à Vienne. Le 3 juin, le Washington Post révèle publiquement l’implication du cabinet. Le lendemain, les deux associés sont poussés à la démission.
BCG a depuis mandaté le cabinet juridique WilmerHale pour conduire une enquête interne sur ce qu’il qualifie de “défaillances graves de gouvernance”. Dans un message aux anciens du cabinet, le PDG Christoph Schweizer a exprimé sa volonté de “tirer toutes les leçons” de cette affaire.