Dans un témoignage particulièrement détaillé sur sa détention, Rumeysa Ozturk, boursière Fulbright actuellement détenue dans un centre en Louisiane raconte ce qu’elle a vécu après avoir été violemment interpellée par des agents masqués : des crises d’asthme à répétition, des interrogatoires au cours desquels elle a été sommée de dire si elle était une “terroriste”, et un enfermement dans des cellules insalubres et surpeuplées.
Rumeysa Ozturk relate son expérience après son arrestation par des agents des services d’immigration (ICE) le 25 mai, dans une déclaration sous serment obtenue par TRT World. Ce document, accessible exclusivement au média, a été déposé devant un tribunal fédéral par ses avocats le 10 avril.
Ozturk, âgée de 30 ans, a été arrêtée peu après que son nom et sa photo ont été publiés sur Canary Mission, un site de listes noires géré anonymement, qui affirme documenter des personnes “promouvant la haine des États-Unis, d’Israël et des Juifs” sur les campus universitaires et au-delà.
“Depuis que mon profil est apparu sur le site Canary Mission en février, j’ai commencé à craindre d’être la cible de violences”, a déclaré Ozturk dans sa déposition.
Le site l’accuse de soutenir le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS), de participer à des “activités anti-israéliennes”, et d’avoir co-écrit une tribune exhortant l’université Tufts à reconnaître ce qu’elle appelle “le génocide palestinien”.
Citoyenne turque, Ozturk fait partie des centaines d’étudiants et de professeurs profilés par Canary Mission depuis 2015 pour avoir exprimé des opinions que le site juge anti-israéliennes ou antisémites. Parmi les profils mis en avant récemment figurent également les étudiants de l’université Columbia, Mahmoud Khalil (le 8 mars) et Mohsen Mahdawi (le 14 avril).
Canary Mission est l’une des nombreuses plateformes de doxxing qui se sont vantées d’avoir contribué aux arrestations d’étudiants et d’universitaires depuis l’entrée en vigueur d’un décret signé sous l’administration Trump, ciblant les activistes pro-palestiniens.
Ce décret a permis à des agents de l’ICE, souvent masqués, d’arrêter des personnes sans mandat — des actes largement dénoncés comme des “enlèvements politiques” et des violations flagrantes du droit à une procédure régulière.
“Quand les hommes se sont approchés de moi, j’ai d’abord pensé qu’il ne s’agissait pas de fonctionnaires, mais de particuliers cherchant à me faire du mal”, écrit Ozturk, décrivant les premiers instants captés par une caméra de surveillance, dont l’enregistrement s’interrompt alors qu’elle est traînée de force hors du champ.
Bien que les hommes se soient identifiés comme des policiers, la brutalité de la scène l’a poussée à douter de leurs déclarations. L’un d’eux a brièvement exhibé un insigne doré, sans qu’elle puisse en lire le contenu.
“Je ne pensais pas qu’ils étaient policiers. Je n’avais jamais vu des policiers agir ainsi”, écrit-elle, craignant qu’ils ne soient des miliciens liés à son doxxing en ligne.
Dans le chaos de l’enlèvement, alors qu’elle est contrainte de monter dans un véhicule, ses questions répétées — pourquoi elle est détenue, si elle est arrêtée — restent sans réponse.
“J’étais sûre qu’ils allaient me tuer”
Pendant le trajet, Ozturk subit plusieurs crises d’asthme. Lors d’un arrêt sur un parking, les agents lui ont entravé les pieds et le torse avant de la faire remonter dans la voiture.
“Je voulais demander ce qu’il se passait, mais ils faisaient peur et étaient durs”, dit-elle.
Ozturk avait contacté un avocat après son doxxing par peur et portait sur elle son numéro, mais ses demandes répétées pour pouvoir lui parler ont été ignorées.
À un moment donné, les agents l’ont transférée dans un autre véhicule. C’est alors, raconte-t-elle, qu’elle a été convaincue qu’ils “avaient l’intention de [la] tuer”.
Lorsque Ozturk a de nouveau demandé si elle était en sécurité, un des agents a brièvement montré un badge qu’elle n’a pas pu lire et a prévenu que tout ce qu’elle dirait pourrait être retenu contre elle.
“Il semblait se sentir coupable et a dit : ‘nous ne sommes pas des monstres’, ‘nous faisons ce que le gouvernement nous dit de faire’”, se souvient Ozturk.
“Êtes-vous membre d’une organisation terroriste ?”
Arrivée dans ce qui semblait être un commissariat à Lebanon, dans le New Hampshire, Ozturk comprend pour la première fois qu’elle est bien entre les mains des autorités américaines, et non des miliciens liés à son doxxing en ligne.
Après un passage aux toilettes, elle a été transférée dans le Vermont, où elle a été détenue pendant la nuit dans une cellule nue, équipée uniquement d’un banc dur et de toilettes : “Je n’ai pas pu dormir. Les toilettes étaient dans le même espace sans réelle séparation, et il n’y avait pas de savon. Il n’y avait, à ma connaissance, aucun autre détenu”.
Ses demandes pour parler à un avocat ont continué d’être refusées, bien qu’il lui soit permis de “noter quelques numéros depuis mon téléphone pour appeler à ma prochaine destination”, indique-t-elle.
“Une fois que j’ai fait cela, ils ont eu accès à mon téléphone. J’ai des photos privées de moi sans hijab et de mes proches, et je suis très inquiète qu’ils y aient accès”, écrit-elle dans sa déposition.
Cette nuit-là, des agents sont revenus plusieurs fois dans sa cellule, la réveillant pour lui demander si elle souhaitait demander l’asile et si elle était affiliée à une organisation terroriste.
Épuisée et désorientée, Ozturk a essayé tant bien que mal de répondre, malgré le fait qu’elle comprenait à peine ce qui se passait. À un moment, elle a demandé où elle était emmenée. “En Louisiane”, a répondu l’un d’eux.
“J’espère que nous vous avons traitée avec respect”, a ajouté un autre.
“Je n’arrivais plus à respirer”
Vers 4 h du matin, ils sont revenus, l’a menotte et la transporte en avion jusqu’à Atlanta. À ce moment-là, elle ne demandait même plus à parler à un avocat : il était clair que ces demandes ne seraient pas prises en compte.
Dans attente à l’aéroport, Ozturk subit sa première crise d’asthme grave en détention. “Je sentais que je ne pouvais plus respirer”, raconte-t-elle plus tard.
Elle a été autorisée à aller aux toilettes et à utiliser son inhalateur d’urgence, mais la crise n’a pas cessé. Elle a supplié qu’on lui donne ses médicaments prescrits, mais les agents lui ont répondu qu’“il n’y [avait] aucun endroit pour les acheter” et qu’elle ne les recevrait qu’à sa destination finale.
“Tout est dans ta tête”
À son arrivée au centre de détention en Louisiane, Ozturk subit de nouvelles crises d’asthme. “J’ai demandé à sortir pour respirer un peu d’air frais. Ils ont refusé, mais m’ont laissée attendre dans le couloir. Même là, je n’arrivais toujours pas à bien respirer et je pleurais”, déclare-t-elle.
Lorsqu’elle a enfin été emmenée à l’infirmerie, une infirmière a pris sa température et, sans lui demander son avis, lui a retiré son hijab : “Elle m’a dit : "Tu dois enlever ce truc de ta tête"et elle l’a retiré sans mon autorisation. Je lui ai dit qu’elle n’avait pas le droit, mais elle a répondu que c’était pour ma santé”.
Aucun traitement pour l’asthme ne lui a ensuite été administré.
Plus tard, une autre infirmière a minimisé ses symptômes, affirmant que “tout était dans [sa] tête”.
Ce n’est que tard dans la journée du 26 mars 2025, soit plus de 24 heures après son arrestation et plusieurs crises d’asthme, qu’Ozturk a enfin été autorisée à contacter un avocat en Louisiane.
Conditions de détention
Au 10 avril, date à laquelle sa déposition a été soumise, Ozturk avait subi au moins quatre crises d’asthme en détention, aggravées par des conditions qu’elle avait déjà décrites comme dangereuses pour sa santé.
Elle affirme être détenue dans une cellule prévue pour 14 personnes, partagée avec 24 codétenus.
“Lors du comptage des détenus, on nous menace de perdre nos privilèges si l’on quitte notre lit, ce qui fait que nous restons souvent allongés pendant des heures. À l’heure des repas, il y a beaucoup d’anxiété car il n’y a pas d’horaire précis… On nous menace de fermer la porte si nous ne quittons pas la pièce à temps, ce qui signifie qu’on ne pourra pas manger”, ajoute-t-elle.
Dans sa déposition, Ozturk déclare vouloir retourner à l’université de Tufts pour terminer son doctorat, sur lequel elle travaille depuis cinq ans. Sa détention a brutalement interrompu ses recherches, qu’elle était sur le point de terminer.
Pourquoi Ozturk est-elle expulsée ?
Contrairement au leader étudiant de Columbia, Mahmoud Khalil, Ozturk n’était pas particulièrement connue comme militante sur le campus, ce qui soulève des questions sur les raisons réelles de son arrestation.
Sans fournir de preuves, un haut responsable du Department of Homeland Security a affirmé qu’elle avait été arrêtée pour avoir participé à “des activités de soutien au Hamas, une organisation terroriste étrangère qui se réjouit de tuer des Américains”.
Son visa, tout comme ceux de plus de 300 autres personnes, dont Khalil, a été révoqué en vertu de l’Immigration and Nationality Act, qui stipule qu’un immigré peut être expulsé si le Secrétaire d’État estime que ses activités ou sa présence aux États-Unis peuvent entraîner des “conséquences négatives en matière de politique étrangère”.
Actuellement, une coalition de 27 organisations juives à travers les États-Unis s’oppose à son arrestation et à sa détention, affirmant qu’elles violent “les droits constitutionnels les plus fondamentaux”, comme la liberté d’expression.