Les témoignages glaçants de soldats israéliens déployés à Gaza en dit long sur la violence systématique qui entoure les distributions d’aide humanitaire dans l’enclave palestinienne. Ces pratiques sont encouragées par une chaîne de commandement qui banalise la mort de civils affamés.
Depuis la fin mai, des centaines de Palestiniens non armés ont été tués près des centres de distribution mis en place par l’organisation américaine Gaza Humanitarian Foundation (GHF), créée avec l’aval d’Israël et de partenaires évangéliques américains.
Des soldats et officiers israéliens, interrogés par le quotidien Haaretz, révèlent que ces tirs mortels ne relèvent pas d’erreurs isolées, mais d’une politique délibérée et normalisée par la hiérarchie militaire.
“Quand on demande pourquoi, on énerve nos supérieurs”
Selon plusieurs témoignages de soldats de réserve et d’officiers actifs, des ordres directs ont été donnés pour tirer à balles réelles sur les foules, même en l’absence de menace identifiable.
Les civils, souvent des femmes, des enfants ou des adolescents, sont abattus alors qu’ils tentent de récupérer des vivres. Les scènes décrites sont d’une brutalité extrême : tirs de mitrailleuses lourdes, de mortiers, de grenades depuis des chars ou des drones, sans avertissement ou recours à des méthodes classiques de dispersion.
Un soldat décrit pour Haaretz : “On tire dès que des gens s’approchent trop tôt ou trop tard des centres. Entre une et cinq personnes sont tuées chaque jour là où j’étais. Aucun gaz lacrymogène, aucun tir de sommation. Juste des balles, des obus, des grenades”.
Un autre, affecté dans la division 252, affirme que les tirs d’obus sont devenus une procédure standard : “À chaque obus, il y a des morts. Et quand on demande pourquoi, on nous répond à peine. Parfois, le simple fait de poser la question énerve les supérieurs”.
Le 11, 17 et 24 juin, les bilans journaliers faisaient état d’une cinquantaine de morts par jour. Dans de nombreux cas, les victimes sont atteintes alors qu’elles fuient ou tentent de rejoindre les files d’attente.
Un officier souligne : “On tire sur des gens qui sortent de la file ou parce qu’un commandant estime qu’ils coupent la ligne. On tue des civils affamés pour des sacs de riz”.
Les centres de distribution de la GHF, situés à Rafah, Khan Younès et dans le centre de la bande, sont censés fonctionner avec des protocoles de sécurité. Les zones sont encadrées par des travailleurs américains, des superviseurs palestiniens, et des unités israéliennes postées à plusieurs centaines de mètres.
Pourtant, les soldats tirent régulièrement avant l’ouverture des centres pour empêcher les attroupements, et après leur fermeture pour disperser les restants.
Opération “Poisson Salé”
Dans un témoignage, un soldat révèle que les opérations de tir autour des centres sont surnommées en interne “Opération Poisson Salé”, référence israélienne à un jeu pour enfants. Le caractère ludique du nom témoigne du cynisme de la campagne. Les tirs sont devenus un langage :
“On tire tôt le matin sur ceux qui s’approchent trop. Parfois on les charge au sol. Mais il n’y a pas de danger. Je n’ai jamais vu un seul tir ennemi. Ce sont des civils. Notre moyen de communication, c’est le feu.”
Un nom revient fréquemment dans les témoignages : celui du général de brigade Yehuda Vach, commandant de la division 252, déjà mis en cause par Haaretz pour avoir transformé le corridor de Netzarim en couloir de la mort et ordonné la destruction d’un hôpital.
Des officiers l’accusent d’avoir explicitement ordonné de tirer sur les Palestiniens rassemblés pour de l’aide : “Ce n’est pas qu’ils posaient problème, c’est qu’ils étaient là. Il fallait les faire partir”.
Un autre événement marquant concerne un carrefour visé délibérément sur ordre d’un commandant, tuant huit civils, dont des adolescents. Le chef du commandement sud, le général Yaniv Asor, a été informé, mais n’a pris aucune mesure, se contentant d’un examen sommaire.
Un officier de réserve dénonce : “On nous a dit que c’était des ordres d’en haut. Mais je peux affirmer qu’ils ne représentaient aucun danger. C’était juste une tuerie gratuite”.

Des milices palestiniennes soutenues par Israël
Outre les tirs directs de l’armée, certaines victimes seraient également atteintes par les balles de milices locales armées par Israël, comme le groupe Abu Shabab.
“Ils opèrent dans des zones où le Hamas ne va pas, et l’armée les encourage. Mais même moi, qui suis sur place, je ne sais plus qui tire sur qui”, confie un soldat.
Des combattants israéliens dénoncent aussi les actions d’entrepreneurs privés, payés 5000 shekels (environ 1 500 €) par maison détruite : “Chaque moment sans démolition est une perte pour eux. Et nous devons les couvrir. Ils démolissent où ils veulent”.
Résultat : ces opérations les rapprochent des centres d’aide et provoquent des affrontements. “Pour qu’un entrepreneur gagne plus, on considère comme acceptable de tuer des gens qui ne font que chercher à manger”, poursuivent-ils.
Certains officiers redoutent que ces pratiques ne soient pas le fruit d’erreurs isolées, mais bien d’une idéologie : “Ma plus grande peur, c’est que le mal causé aux civils ne vienne pas d’une nécessité opérationnelle, mais d’une vision transmise par les commandants”.
Des réunions internes au sein du bureau du procureur militaire israélien ont reconnu l’ampleur du scandale. Les juristes militaires ont demandé au Mécanisme d’évaluation des faits de l’état-major –mis en place après l’affaire de la flottille du Mavi Marmara– d’ouvrir des enquêtes. Mais selon eux, les justifications avancées par le commandement sud ne résistent pas aux faits :
“On ne parle pas d’incidents isolés mais de dizaines de morts civiles chaque jour”.
Malgré les instructions officielles de respecter le droit international, le général Asor n’a pris aucune sanction, se fiant uniquement aux récits de terrain. Aucune mesure disciplinaire n’a été prise.
Les faits s’accumulent, les témoignages concordent, les chiffres des victimes parlent d’eux-mêmes. Et l’écart entre les discours officiels et les réalités du terrain est flagrant.
À Gaza, la faim est devenue un champ de bataille, et ceux qui tentent simplement de survivre sont trop souvent considérés comme des cibles.