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De Casa à Gaza: l’artiste Roufaida chante l’humanité des Palestiniens
À Casablanca, la chanteuse maroco-néerlandaise Roufaida a présenté “Ken Ness”, une chanson inspirée d’un poème de Mahmoud Darwish et dédiée aux Palestiniens. Ken Ness est accompagnée d’un clip tourné à Gaza.
De Casa à Gaza: l’artiste Roufaida chante l’humanité des Palestiniens
La chanteuse Roufaida lors d'un concert à Casablanca / Others
7 juin 2025

C’est sur la scène de l’American Arts Center de Casablanca que Roufaida a dévoilé plusieurs morceaux de son premier album “Coming Up for Air”, notamment “Ken Ness”, une chanson qu’elle a dédiée aux Palestiniens. Une prestation sobre, habitée, en accord avec l’esprit du morceau : le texte s’inspire d’un poème de Mahmoud Darwish, figure emblématique de la résistance palestinienne.

“Mon premier instinct est toujours de me tourner vers la poésie, surtout lorsqu’il s’agit d’un sujet lié au monde arabe, car il existe déjà tant de mots en arabe pour décrire les souffrances qui y durent depuis si longtemps. C’est pour cela que j’ai décidé de transformer l’un des poèmes de Mahmoud Darwish en chanson. Et c’est ainsi qu’est né Ken Ness”, explique-t-elle au micro de TRT Français.

“Ken Ness” : une chanson née dans l'urgence et portée par la poésie arabe

Le titre “Ken Ness”, qui signifie littéralement “Il y a des gens”, fait référence à un poème commémorant la Nakba, l’exil forcé des Palestiniens en 1948. Cette connexion entre mémoire, texte et musique structure toute la démarche de Roufaida : ne pas parler à la place, mais amplifier, traduire autrement. “C’est un texte qui parle d’humains, de gens, de leur quotidien. Je voulais que cette humanité-là soit au centre”.

Chanté en arabe et en anglais, le morceau évoque la perte, la douleur, mais aussi la dignité. Écrite à l’automne 2023, dans le contexte des bombardements sur Gaza, la chanson répond à un besoin impératif. “J’écrivais et produisais mon album pendant la période du 7 octobre, il y a deux ans, et il prenait déjà une tournure assez engagée, ou du moins il devenait une réflexion sur les événements troublants qui se produisaient dans le monde. Il m’a donc paru très urgent d’y consacrer une chanson à la Palestine”.

Roufaida se souvient d’avoir été frappée par l’inaction, le silence, les chiffres sans visages. La chanson devient alors “un espace de mémoire, un espace d’existence pour les victimes du génocide”, estime la chanteuse maroco-néerlendaise.

“J’étais sidérée par ce qui se passait, et aussi par notre capacité à nous en détacher. Les victimes deviennent des statistiques. Je voulais montrer la force, la résilience et la dignité des gens”.

Un clip filmé à Gaza, par ceux qui y vivent et y résistent

À l’image du morceau, le clip de “Ken Ness”, sorti en mars 2025, est un projet collectif fort, tourné dans la bande de Gaza, au cœur du génocide. Roufaida ne voulait pas que cette chanson reste confinée à l’audio. Elle a donc pris la décision de réaliser un clip, et elle a confié cette mission à des cinéastes vivant à Gaza, en pleine guerre : trois réalisateurs, Hossam, Mohamed et Youssef . “Je voulais faire quelque chose de plus qu’un simple morceau. Je me suis demandé comment cette chanson pouvait aider la cause palestinienne, au-delà de faire du bruit. Deux amis à moi, basés à Amsterdam, avaient déjà collaboré avec des équipes locales en Palestine. C’est grâce à eux que j’ai pu entrer en contact avec les trois réalisateurs”.

Le clip est tourné à Gaza en mars 2025, “peu après la violation du cessez-le-feu” par Israël. Roufaida reste à distance, en Europe, mais le lien avec les réalisateurs est constant.

“C’était dur à croire pour moi. Ils étaient littéralement sous le feu, tout en continuant à filmer, à chercher une connexion internet et de l’électricité pour pouvoir mener le projet à bien. C’était quelque chose de très fort de pouvoir collaborer avec eux, et ils ont livré un travail magnifique. C’est une vidéo qui restera profondément gravée en moi pour le restant de ma vie”.

L’artiste insiste sur le fait qu’elle leur a laissé une totale liberté artistique : “Je voulais qu’ils puissent traduire la chanson avec leur regard. Ce n’était pas à moi de diriger depuis l’extérieur. Je leur ai donné la chanson, et ils en ont fait un film”.

Le résultat est un clip profondément humain, sans images choquantes ni surdramatisation. Des scènes du quotidien, des enfants, des familles, filmées avec respect et pudeur. “Je voulais montrer les Palestiniens avec dignité. Ce qu’on voit dans les médias, ce sont des chiffres. On se déconnecte. J’espérais, avec ce clip, redonner un visage, une humanité”.

Le clip a été publié pendant la semaine de commémoration de la Nakba, durant le mois de mai, mais dans un contexte où la catastrophe se poursuit. Elle commente : “C’est étrange de parler de mémoire, alors qu’on est toujours en plein dedans”.

Un engagement assumé en tant qu’artiste

“Ken Ness” est l’un des titres phares de l’album dont la sortie est prévue pour octobre 2025 Coming Up for Air - “une expression qui évoque le besoin de respirer après une période d’asphyxie”.

“C’est une image que j’aime : sortir la tête de l’eau, reprendre son souffle. On vit dans un monde sous pression, avec des guerres partout, des injustices. Cet album, c’est une tentative de prendre ce souffle-là, pour pouvoir continuer”.

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Au-delà des sonorités, c’est dans le contenu politique de ses chansons que son engagement s’affirme et cet engagement prend une dimension particulière aujourd’hui, notamment en Europe. “Vivre en Europe, c’est avoir encore un peu de liberté d’expression. On a le droit de protester. Mais même ici, la démocratie s’effrite. On subit des violences policières lors des manifestations. Ça devient plus dur, et c’est inquiétant”.

Malgré tout Roufeida, refuse la neutralité, même si elle comprend le fait que d’autres artistes soient plus prudents. “J’ai fait de ça une part de ma responsabilité. Mais chacun doit décider de sa position. Moi, je crois qu’on ne peut pas être neutres”.

L’album est chanté en arabe littéraire et en anglais, à l’image de son identité plurielle.  “J’ai grandi en [milieu]  néerlandais, j’ai écrit mes premières chansons en anglais, et j’ai retrouvé l’arabe plus tard, par la poésie. La langue m’a reconnectée à ma culture”.

Elle évoque son rapport tardif à l’instrument emblématique qu’elle joue aujourd’hui : le guembri.

“J’ai appris pendant le confinement, en regardant des vidéos YouTube de musiciens dans l’Atlas. C’est un artisan d’Essaouira qui m’a fabriqué un guembri et me l’a envoyé. Il est arrivé chez moi, et j’ai commencé à jouer. Je fais de la pop occidentale, mais je la mélange avec des influences arabes, nord-africaines. J’utilise aussi la poésie arabe comme base. Mahmoud Darwish, Rûmi, Nizar Qabbani”.

Une artiste entre deux rives, entre deux langues

Née et élevée aux Pays-Bas, Roufaida est fille de deux parents marocains, tous deux originaires de la région du Rif. Elle se définit comme amazighe, et revendique fièrement cet héritage, tout en étant profondément ancrée dans la scène musicale néerlandaise.

“J’ai commencé à écrire en anglais, parce que c’était la langue que j’écoutais. Mais en grandissant, je me suis rapprochée de la poésie arabe, de la langue aussi. Ça m’a reconnectée”.

La musique est entrée tôt dans sa vie : dès 6 ou 7 ans, elle apprend un instrument, puis se met à écrire et composer dans son adolescence. La guitare devient son outil d’écriture. “La langue, la poésie, c’est ce qui m’a permis d’entrer dans la culture. C’est une porte d’entrée”.

Aujourd’hui, en tant qu’artiste confirmée, la jeune femme se produit dans le monde entier. Après sa tournée au Maroc, elle jouera cet été dans plusieurs festivals en Europe et continuera de présenter “Ken Ness” ainsi que ses autres morceaux tout aussi engagés.

L’artiste “espère pouvoir continuer à créer, à partager et faire des ponts entre les mondes.” Ainsi à travers “Ken Ness”, son futur album, et ses collaborations avec Gaza, elle affirme une chose essentielle : “L’art peut être un espace de mémoire, de lien, de résistance !”.

SOURCE:TRT Français
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