C’est quasiment devenu un marronnier. Les relations entre la France et l’Algérie traversent depuis plus de deux ans des tensions politiques régulières qui flirtent dangereusement avec une rupture diplomatique qui ne dit pas son nom. La dernière turbulence en date a été enclenchée le 6 août par la lettre ouverte d’Emmanuel Macron adressée à son Premier ministre, François Bayrou, où il est explicitement demandé au chef de gouvernement français de faire preuve de “plus de fermeté” envers l’Algérie.
La France doit agir "avec plus de fermeté et de détermination" vis-à-vis de l'Algérie, a ainsi exhorté le locataire de l’Elysée. Le chef de l'État invoque le "sort réservé" à l’écrivain binational Boualem Sansal et au journaliste sportif Christophe Gleizes, emprisonnés en Algérie, pour demander à son gouvernement davantage de dureté. Le président de la République invite également son gouvernement à prendre "des décisions supplémentaires" face à une situation jugée inacceptable. Emmanuel Macron affirme : "la France doit être forte et se faire respecter. Elle ne peut obtenir le respect de ses partenaires que si elle-même leur témoigne le respect qu’elle exige d’eux. Cette règle de base vaut également pour l’Algérie".
La fermeté ou l’absence de dialogue
Parmi les actions demandées au gouvernement, Emmanuel Macron appelle donc à suspendre “formellement” l’accord bilatéral de 2013 qui prévoyait des exemptions de visa pour les détenteurs de passeports officiels et diplomatiques. Cette décision confirme un état de fait : dès le 14 mai, le ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot, avait réagi au renvoi par les autorités algériennes de plusieurs fonctionnaires français de l’ambassade de France à Alger. En réaction, Barrot avait annoncé le renvoi en Algérie de tous les agents titulaires de passeports diplomatiques sans visa en cours de validité. Excédé par la brutalité des autorités algériennes, le Quai d’Orsay avait qualifié d”’’ injustifiées et injustifiables” ces expulsions.
Emmanuel Macron souhaite ainsi que son gouvernement active immédiatement une disposition de la loi immigration de 2024 : le “levier visa-réadmission”, permettant de refuser les visas de court séjour aux titulaires de passeports de service et diplomatiques de refuser les visas de long séjour à tout type de demandeurs y compris les étudiants souhaitant poursuivre leurs études en France et les demandeurs de regroupement familial.
Cette dernière mesure viole ouvertement les dispositions de la Cour européenne des droits de l’homme. Mais Emmanuel Macron n’en démord pas et avertit : "la réponse des autorités algériennes à nos exigences en matière de coopération migratoire et consulaire déterminera la suite de nos démarches. " En cas de reprise du dialogue, le président Macron souhaite également aborder d’autres dossiers bilatéraux sensibles : la dette hospitalière, les activités de certains services de l’État algérien en France, ainsi que les questions mémorielles toujours en suspens. Une attitude belliqueuse qui tend à envenimer un climat déjà délétère entre les deux pays, tant sur le plan économique, sécuritaire, migratoire que mémoriel.
En utilisant le levier des visas pour faire plier le pouvoir algérien, la France déploie une approche unilatérale qui renforce la perception d’un "néocolonialisme" en Algérie. Les mesures restrictives fragilisent les liens humains (étudiants, familles binationales) et économiques, poussant Alger vers d’autres partenaires (Turquie, Chine). La rhétorique sécuritaire française, notamment portée par Bruno Retailleau, radicalise par conséquent les positions algériennes et sont de ce fait totalement contre-productives.
Le volet économique : un partenariat en berne
S'agissant du volet économique, la coopération entre la France et l’Algérie, autrefois florissante, est en net recul. Comme l’explique au micro de TRT Français, l’analyste en relations internationales et chroniqueur dans la chaîne d’information algérienne AL24, Gamal Abina, “l’Algérie a entamé depuis 2019 une diversification de son économie pour réduire sa dépendance vis-à-vis de la France, son ancien premier partenaire commercial”.
Cette stratégie a conduit à des renégociations des accords bilatéraux, notamment celui liant l’Algérie à l’Union européenne, jugé favorable aux produits européens. La France, voyant ses parts de marché diminuer, aurait mal réagi à cette évolution.
"Un vendeur qui voit son marché se réduire prend mal la situation", résume Abina. Les visites de délégations françaises en Algérie, centrées sur des projets culturels ou sportifs plutôt que sur des investissements industriels structurants, ont également été perçues comme une marque de désintérêt par Alger.
Pourtant, l’Algérie représente un marché potentiel énorme, avec une population jeune et une demande croissante en infrastructures. Le manque de vision à long terme de la France a de ce fait poussé Alger à se tourner vers d’autres partenaires commerciaux notamment la Turquie et l’Italie, accentuant la fracture avec l’ancienne puissance coloniale.
La France a effectivement sous-estimé la volonté algérienne d’autonomie stratégique. Son manque d’investissements structurants contraste avec les offres turques ou chinoises, plus alignées sur les priorités algériennes (infrastructures, technologie). Le rapprochement Alger-Moscou/Pékin/Ankara affaiblit la position française en Afrique du Nord, a fortiori dans un contexte de compétition globale avec la Russie et la Chine.
Le volet sécuritaire et migratoire : des mesures réciproques qui crispent
La décision de Paris de restreindre les visas de long séjour pour les Algériens et de remettre en cause les privilèges diplomatiques a déclenché une réponse immédiate d’Alger. Le principe de réciprocité, cher à la diplomatie algérienne, a été appliqué, pénalisant les ressortissants français en Algérie. Ces mesures s’inscrivent dans un contexte plus large de tensions sécuritaires, où la France accuse l’Algérie de ne pas coopérer suffisamment dans la lutte contre l’immigration irrégulière. Pourtant, comme le souligne Abina, ces restrictions sont contre-productives. "Si la France continue sur cette voie, elle ne pourra plus expulser aucun Algérien sous le régime des OQTF (Obligations de Quitter le Territoire Français)", explique-t-il.
L’extrême droite française, qui instrumentalise la question migratoire, semble ignorer que sa rhétorique anti-algérienne risque de rendre toute coopération impossible.
Les affaires judiciaires : Boualem Sansal, Christophe Gleizes et l’influenceur Amir DZ
Les condamnations en Algérie de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal et du journaliste sportif Christophe Gleizes ont ajouté une couche de complexité aux relations bilatérales. Sansal, connu pour ses positions controversées sur l’Algérie et sa proximité avec l’extrême-droite islamophobe, a été critiqué pour ses écrits jugés diffamatoires envers l’histoire du pays. Gleizes, quant à lui, a été condamné à sept ans de prison pour des accusations liées à des reportages sensibles.
Ces affaires ont été perçues en France comme "des prises d’otages", alimentant les critiques contre Alger. L’affaire de l’influenceur Amir DZ, dont le kidnapping aurait été commandité par un agent consulaire algérien de Créteil selon la justice française, a encore envenimé le climat et renforcé les suspicions mutuelles.
Pour Abina, ces affaires sont utilisées politiquement : "Retaillau (le ministre de l’Intérieur français) instrumentalise ces dossiers pour justifier une politique haineuse et raciste envers l’Algérie."
De son côté, la France dénonce l’atteinte aux libertés en Algérie, mais ignore les critiques sur sa propre gestion des droits humains (loi séparatisme, violences policières). Ces affaires sont exploitées par les deux camps : le gouvernement algérien y voit une ingérence, tandis que la droite française en fait un argument anti-immigration.
Le contentieux mémoriel : une blessure toujours ouverte
En filigrane de ces tensions, la question mémorielle reste un obstacle majeur. Les gestes de Macron envers l’Algérie, bien que significatifs, ont été perçus comme insuffisants par Alger, qui y voit une stratégie de "reconnaissance sans réparation".
Emmanuel Macron a certes reconnu le meurtre d’Ali Boumengel ou les massacres du 17 octobre 1961, mais ces avancées sont jugées insuffisantes par Alger.
"Macron a peur de la droite et de l’extrême droite," analyse Abina. Pourtant, une reconnaissance claire des exactions coloniales pourrait apaiser les relations. "Chirac a reconnu la responsabilité de la France sous Vichy, Macron pourrait faire de même pour l’Algérie", suggère l’analyste. Sans cette étape, le passif continuera en effet de peser sur le présent.
Cette approche du «en même temps» du président français consistait en effet à ne pas froisser la droite française, mais elle a davantage alimenté la frustration algérienne. L’Algérie réclame une reconnaissance officielle des crimes coloniaux commis par la France, assortie d’excuses.
En France, la mémoire coloniale reste un sujet clivant, utilisé par l’extrême droite pour mobiliser son électorat. En Algérie, elle sert à légitimer le régime face à une population attachée à la souveraineté nationale.
Une relation à réinventer
Les tensions actuelles entre la France et l’Algérie sont par conséquent le résultat d’un cocktail explosif : des intérêts économiques divergents, une gestion sécuritaire et migratoire conflictuelle, des affaires judiciaires politisées et un contentieux mémoriel non résolu. Pour sortir de l’impasse, il faudrait une volonté politique forte des deux côtés. La France devra accepter que l’Algérie ne soit plus un marché captif et proposer des partenariats équilibrés. L’Algérie, de son côté, gagnerait à clarifier certaines affaires judiciaires pour éviter les instrumentalisations.
Quant au volet mémoriel, il ne peut être éternellement esquivé : seule une reconnaissance franche des crimes passés permettra de tourner la page. Comme le conclut Gamal Abina : "Macron est peut-être l’homme de la situation, mais il doit avoir le courage d’affronter l’histoire et les nostalgiques de l’Algérie française."
Malgré les efforts d’Emmanuel Macron pour apaiser le passé colonial –reconnaissance des crimes de la guerre d’Algérie, hommage aux victimes de la répression de 1961 –, les attentes algériennes restent insatisfaites. Benjamin Stora, historien et auteur d’un rapport sur la mémoire coloniale, souligne que :"Les gestes de Macron étaient nécessaires, mais ils ne suffisent pas. L’Algérie attend une reconnaissance officielle des crimes d’État, pas seulement des déclarations ciblées. Sans cela, le dialogue restera bloqué."
Du côté algérien, Mohamed Lahcen Zeghidi, politologue, estime que"la France refuse toujours de regarder son histoire en face: Macron a reconnu que la colonisation était un crime contre l’humanité, mais il recule dès qu’il s’agit de présenter des excuses officielles. Tant que ce tabou persistera, la réconciliation sera impossible"
Si Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune ne trouvent pas rapidement un terrain d’entente, les relations risquent de se figer dans une hostilité durable, au détriment des citoyens des deux pays. Comme le résume Gamal Abina; "Soit Macron assume un vrai geste historique sur la mémoire, soit la France continuera de perdre son influence en Algérie. Le temps des demi-mesures est terminé".
La balle est désormais dans le camp des dirigeants.
En définitive, La crise actuelle est le symptôme d’un mal plus profond : l’incapacité à dépasser le rapport dominant/dominé hérité de la colonisation. Tant que la France refusera une égalité symbolique et stratégique avec l’Algérie, le conflit persistera et pourrait même déboucher sur une rupture diplomatique mortifère