Sept professionnels de la santé – cinq médecins et deux infirmières – français et suisses, de retour de plusieurs missions humanitaires à Gaza depuis novembre 2023, ont livré des témoignages accablants au journal Le Monde.
Tous évoquent une situation sans précédent : un système de santé totalement débordé, une population civile ravagée par la guerre, et un sentiment d’abandon face à la torpeur européenne.
Mehdi El Melali, urgentiste de 33 ans, qui a passé trois semaines à Gaza en juillet 2024 dans le cadre d’une mission d’Al-Rahma et PalMed Europe, se rappelle avoir reçu une trentaine de blessés, à l’hôpital indonésien au nord de Gaza, tous de la même famille.
Dès son arrivée, on lui annonce la mort d’un gamin.
“La mère était un peu perturbée, elle ne savait pas trop quoi faire. On lui a dit que l’un de ses fils était décédé. Elle l’a embrassé sur le front, puis elle s’est mise à compter ses autres enfants en cherchant son quatrième, âgé de 14 ans. Il n’était pas là. On ne l’a jamais retrouvé”, relate-t-il.
À son retour, il dit avoir du mal à reprendre une vie normale. Le décalage entre la violence extrême vécue sur place et la vie quotidienne en France provoque un sentiment d’isolement. “Une partie de moi est restée là-bas. J’ai du mal à couper”, confie-t-il.
“Quand ils mouraient, on les poussait dans un coin”
François Jourdel, chirurgien orthopédiste de 54 ans, est un vétéran des terrains de guerre depuis 1997.
Il affirme n’avoir jamais rien vu de comparable : “Les bombardements y sont incessants et les gens ne peuvent pas fuir. Toute la population est touchée”, témoigne-t-il.
“Parfois jusqu’à cinq ou six, en une minute”. Ces bombardements sont d’une extrême violence, comme un tremblement de terre. Tout l’hôpital était secoué par des ondes de choc qui faisaient trembler les vitres”, se souvient le chirurgien français.
Le constat est partagé par tous: à Gaza, les frappes israéliennes sont massives, répétées, et frappent indistinctement les civils.
Enfants, femmes et vieillards, tous blessés, sont admis dans les hôpitaux où le tri des victimes devient quasi impossible car les explosifs sont utilisés de manière massive dans des zones densément peuplées.

Les structures hospitalières sont totalement dépassées. À Deir Al-Balah, Karin Huster, infirmière et responsable médicale pour Médecins sans frontières (MSF), a travaillé à l’hôpital Al-Aqsa qu’elle décrit comme une clinique de fortune avec trois lits aux urgences.
“Des patients gisaient par terre, éviscérés. Quand ils mouraient, on les poussait dans un coin : on n’avait pas le temps de les emmener à la morgue parce que d’autres blessés arrivaient”, décrit-elle.
Avant Gaza, Karin Huster a travaillé à Mossoul en Irak, à Haïti, et dans le Nord-Kivu en République démocratique du Congo.
“Mais moi, jamais je n’avais connu une telle situation dans laquelle la population n’a pas le droit d’exister. A Gaza, c’est la population civile qui paie. Israël a les moyens d’éviter ça, mais il choisit d’être inhumain”, s’indigne-t-elle.
“Plaies béantes, infestées de vers”
François Jourdel confirme : les hôpitaux n’ont ni fichiers médicaux, ni chambres, ni matériel en quantité suffisante. Les patients affluent en permanence, souvent sans pouvoir être opérés. Le manque de médicaments, de pansements, d’antibiotiques, d’anesthésiants complique chaque intervention.
“C’est un volume de blessés qui submergerait n’importe quel grand hôpital parisien”, explique-t-il.
Aurélie Godard, anesthésiste-réanimatrice exerçant à Annecy, qui a effectué trois missions à Gaza pour MSF en 2024, évoque une banalisation extrême de la mort. Les anesthésiants sont réservés aux opérations urgentes, et les douleurs des malades ne peuvent être soulagées.
“Un monsieur d’une cinquantaine d’années”, dont la jambe avait été blessée lors d’une explosion à Deir Al-Balah, “me dit : ‘Est-ce que je peux m’absenter deux heures ? Il faut que j’aille enterrer mes fils.’ Il a dit ça comme ça. Ça faisait froid dans le dos”, relate-t-elle.
Selon les soignants, la majorité des blessés sont des femmes et des enfants. Samyr Addou, chirurgien orthopédiste de 58 ans, raconte avoir passé deux semaines à l’hôpital Nasser à Khan Younès. Il s’était préparé à soigner des blessures de guerre, mais pas à opérer essentiellement des femmes et des enfants.
Les patients, gisant sur le sol, portaient des “plaies puantes, béantes, infestées de vers”, faute de soins appropriés, témoigne-t-il.
Des enfants amputés, aux nombreuses horreurs de la guerre, il affirme avoir déjà tout raconté aux médias sans que cela ne suscite de réaction, et s’interroge : “Parlons de nous, en France, de notre humanité : est-ce qu’il nous en reste encore un peu ?”
Un enfant devenu chef de famille
Le traumatisme des enfants est omniprésent. Certains, blessés, arrivent seuls, figés, sans parler ni pleurer. L’infirmière Sonam Dreyer-Cornut, en mission à Gaza entre janvier à avril, décrit des cas extrêmes de stress aigu chez les plus jeunes. Un garçon de 12 ans, le visage brûlé, était devenu chef de famille après la mort de tous ses proches.
À cette période, après deux mois de siège total, la nourriture manquait cruellement. Plus de farine, plus de viande, plus de fruits, plus d’eau potable. Les blessés, notamment les brûlés, ne recevaient pas les apports caloriques nécessaires à leur guérison.
“Leurs plaies ne cicatrisaient pas, ça prenait deux fois plus de temps. Certains étaient infectés par manque d’accès à l’eau pour nettoyer les plaies”, se rappelle l’infirmière.
L’effondrement social est visible partout. Les liens familiaux explosent sous la pression de la guerre. Un oncle devient tuteur, une voisine s’occupe d’orphelins. La société gazaouie est réduite à des mécanismes de survie.
Malgré l’horreur vécue, tous les soignants interrogés souhaitent repartir à Gaza. Là-bas, ils ont le sentiment de servir à quelque chose. Mais plusieurs d’entre eux, comme Samyr Addou ou Pascal André, se sont vu refuser l’accès à l’enclave par les autorités israéliennes, même avec des permis en règle.
Tous insistent sur l’extraordinaire résilience des soignants palestiniens et soulignent que les Gazaouis, malgré l’ampleur des souffrances endurées, ne sont pas animés par la haine, y compris envers Israël. Leur aspiration est simple : mettre un terme au carnage et obtenir justice.
D’après les chiffres du ministère de la santé de Gaza, plus de 61.000 Palestiniens ont été tués depuis le 7 octobre 2023. Ce bilan n’inclut pas les corps encore sous les décombres, ni les victimes mortes faute de soins, des suites d’un cancer, d’un AVC, ou d’une maladie chronique. Les chiffres concernent uniquement les personnes identifiées.
À cette situation s’ajoute un contexte de famine, de pénuries médicales et d’effondrement total du système hospitalier.